Fin septembre, le titan norvégien du logiciel, Visma, a mis la main sur Silverfin, une entreprise en pleine expansion. Cette vente n’était pourtant pas la raison pour laquelle Lisa Miles-Heal, développeuse de logiciels cloud basée à Gand, a été nommée PDG un an et demi auparavant. « Mon objectif est de guider Silverfin à travers une phase de démarrage et de développement pour atteindre une croissance durable et à long terme. »
Lisa Miles-Heal (LMH), originaire de Nouvelle-Zélande, réside près de Bristol. Elle dirige les opérations depuis le bureau londonien de Silverfin, se rend fréquemment au siège social à Gand et plaisante en disant qu’elle vit dans sa valise. « Mon époux m’accompagne dans mes voyages. Lui aussi travaille à distance dans le secteur des logiciels, mais pas chez Silverfin. »
Lisa s’exprime en anglais. « Mon niveau de néerlandais s’améliore grâce à Duolingo, mais il y a encore du chemin à faire. »
« Chez Silverfin, nous avons un canal Slack nommé ‘LMH on the move’. Il permet à mes collaborateurs de savoir où je suis et ce que je fais. Mon emploi du temps est également visible, ce qui facilite la planification des appels. On peut même voir que je réponds aux appels même chez le coiffeur ! » (rires)
Ce n’était pas une question d’ego
Lisa parle avec passion de son rôle chez Silverfin. Pourtant, sa première réponse aux fondateurs, Joris Van Der Gucht et Tim Vandecasteele, quand ils lui ont proposé de prendre la direction de l’entreprise, fut un « non ».
« Je n’aspirais pas du tout à être PDG. Je n’ai pas un gros ego et n’ai pas besoin de représenter l’image d’une entreprise. » (rires)
« Mais d’un autre côté, il est extrêmement difficile de refuser quand les fondateurs vous disent qu’ils ont besoin de vous pour propulser leur entreprise vers de nouveaux sommets. Ils ont estimé que j’étais bien placée pour cela, avec mon expérience. En tant que Néo-Zélandaise dans le secteur des logiciels, on adopte forcément une perspective globale. Nous sommes là, sur notre île, en bas du monde : pour réussir, les logiciels doivent être pertinents et évolutifs à l’échelle mondiale. Avant Silverfin, j’ai réussi à introduire des logiciels au Royaume-Uni et aux États-Unis depuis la Nouvelle-Zélande. »
Une concurrence de taille et fortunée
Pour Silverfin, le défi est de reproduire son succès belge dans d’autres pays. « Prenons le Royaume-Uni par exemple », dit Lisa. « Un bon départ est loin d’être suffisant. On ne peut pas supposer qu’un produit qui a fonctionné sur un marché sera automatiquement un succès ailleurs. Chaque marché est unique. En Belgique, Silverfin est bien connu, mais au Royaume-Uni, nous sommes encore un petit acteur étranger, présentant un nouveau produit dans une nouvelle catégorie. »
« Certes, nous disposons de la meilleure technologie, ce sur quoi tout le monde s’accorde. Mais nos concurrents, de grands acteurs avec des ressources considérables, ne vont pas céder leur part de marché facilement. Et ils connaissent parfaitement leur marché. »
« Lorsque j’ai commencé, nous avions des responsables fonctionnels mais pas de chefs d’unités commerciales. Il nous manquait une structure harmonisée. Aujourd’hui, nous avons des équipes dédiées au Royaume-Uni, dans les ventes, le marketing, le développement produit et la satisfaction client. Et nous avons beaucoup appris sur les produits. Lorsque nous pénétrons un nouveau marché, nous devons constamment mettre à jour notre contenu. Les rapports financiers, la fiscalité des entreprises, les processus comptables après clôture : tous doivent répondre aux normes des organismes de régulation, du marché et des utilisateurs. C’est un travail continu. C’est aussi pourquoi près de la moitié des employés de Silverfin sont des comptables ou d’anciens comptables. Notre outil est conçu par des comptables pour des comptables. »
Le « bouche à oreille »
« Généralement, les comptables sont assez réticents au changement. Au Royaume-Uni, ils préfèrent suivre la file : ils n’aiment pas être les premiers à adopter une nouveauté. A moins que des collègues ne leur recommandent de tester un outil, aucun effort de marketing ou de vente ne les persuadera. Il était donc crucial d’avoir des personnes qui connaissent parfaitement le marché et le produit. »
Silverfin a donc ciblé un public spécifique au Royaume-Uni : les 200 premiers cabinets comptables. « Si vous venez de Belgique et souhaitez prouver votre pertinence au niveau mondial, vous devez réussir sur un marché considéré comme mondial », explique Lisa. « Comme pour le Royaume-Uni. Nos concurrents ne veulent pas que le marché sache que nous pouvons gérer la post-comptabilité mieux qu’eux. Ils veulent persuader leurs clients de tout acheter chez eux, même si les utilisateurs se plaignent de ces solutions tout-en-un. »
« Nous devons définir notre catégorie et percer sur le marché. Silverfin est un produit B2B sophistiqué, et expliquer cela demeure un défi. En Belgique, nous n’avons plus besoin de faire cela, les bureaux veulent simplement connaître la prochaine nouveauté de Silverfin. C’est donc une approche de mise sur le marché totalement différente. »
FOMO ou la « peur de rater quelque chose »
Les efforts déployés produisent des résultats, affirme Lisa. « Au Royaume-Uni, plus d’un cinquième des 100 plus grandes firmes sont désormais nos clients. Bien que cela soit loin de notre pénétration du marché en Belgique, cette part est en augmentation. Et ce cinquième crée un effet FOMO (fear of missing out) chez les autres. Ils commencent à se demander ce qu’ils ratent. Nos clients sont ceux qui rachètent d’autres bureaux et cherchent à standardiser leurs processus le plus rapidement possible. Pour cela, ils se tournent vers les solutions les plus performantes. »
« Comme c’est le cas chez nous, les comptables se font rares. Pour attirer les talents, il faut la meilleure technologie. Silverfin a l’avantage d’être une solution ouverte depuis le début. Nous jouons très bien notre rôle et nous nous intégrons parfaitement aux autres outils utilisés par les bureaux. »
Aujourd’hui, Silverfin a des bureaux en Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg, et au Royaume-Uni, et concentre ses produits sur ces marchés. Mais grâce à sa solution de plateforme, l’entreprise fournit ses services dans une douzaine de pays supplémentaires, du Danemark à l’Afrique du Sud.
Le Salesforce d’il y a 15 ans
Lisa : « Là, nous ne créons pas le contenu nous-mêmes, mais nous mettons notre plateforme et nos outils à la disposition de grands bureaux. Ils élaborent leur propre contenu avec notre soutien. C’est là que réside l’opportunité pour Silverfin à l’échelle mondiale. Notre plateforme est par exemple utilisée par PwC Canada, qui dispose d’une équipe pour créer et mettre à jour le contenu. La solution de plateforme est unique : lorsque nous l’adaptons en Belgique ou au Royaume-Uni, les fonctionnalités supplémentaires deviennent immédiatement disponibles au Canada et en Afrique du Sud également. »
« Je suis fermement persuadée que nous nous positionnons aujourd’hui où Salesforce se trouvait il y a 15 ou 20 ans. À l’époque, Salesforce avait opté pour la création d’une plateforme plutôt que d’un simple produit. Nous, aujourd’hui, nous embrassons ces deux approches. Dans certains marchés, notre présence est physique : nous y déployons des équipes transversales pour travailler sur place, adaptant notre produit aux spécificités locales. Parallèlement, nous adoptons un modèle de plateforme pour de grands bureaux mondiaux qui l’implémentent eux-mêmes. Cela crée également des opportunités de partenariat notables. Par exemple, au Danemark, nous collaborons avec le Big Four. Ils développent du contenu et le commercialisent auprès d’autres entreprises. Les entreprises visionnaires, conscientes de la nécessité de repenser leurs modèles de revenus traditionnels, profitent ainsi de leurs investissements. »
Le réseau et l’expertise de Visma
Interrogée sur les implications de l’acquisition de Visma pour la croissance de Silverfin, Lisa précise : « Visma jouit d’une solide implantation sur plusieurs marchés européens. Silverfin bénéficie ainsi d’un point de départ avantageux, s’appuyant sur l’expertise et le réseau de Visma. Toutefois, il n’est pas prévu d’intégrer Silverfin avec d’autres outils Visma. Ils demeurent distincts, autonomes. Aux Pays-Bas, par exemple, il y avait des inquiétudes quant à une éventuelle redondance avec Visionplanner. Mais en réalité, nous poursuivons des trajectoires distinctes, ciblant des segments de marché différents. »
« En Europe, notre attention se porte particulièrement sur le Danemark, qui pourrait même devenir notre ‘nouvelle Belgique’. Les outils existants là-bas ne satisfont plus, selon les retours utilisateurs : ils sont limités en fonctionnalités, ne sont pas totalement cloud ou manquent d’ouverture. »
Notre modèle de plateforme trouve également un écho en Afrique et en Asie
« L’Afrique du Sud est un marché clé, un tremplin vers d’autres pays africains. Les acteurs majeurs y sont peu présents localement. Silverfin y apporte la stabilité et la fiabilité de notre plateforme, adaptable aux besoins spécifiques de chaque marché. Ce modèle a du succès, comme en témoignent nos expériences au Nigeria et au Sénégal. »
« En Asie, nous observons que les grands groupes délaissent certains marchés, jugés moins attrayants. Nous évaluons soigneusement chaque marché pour décider s’il est préférable d’y déployer notre produit ou notre plateforme. »
Quant aux États-Unis, la stratégie est prudente mais déterminée. « Pour réussir aux États-Unis, venant d’un pays comme le nôtre, une préparation minutieuse est essentielle. Ce n’est pas un pays unique, mais un ensemble de 52 États distincts. Il faut être prêt à s’adapter et à aborder ces marchés un à un, en comprenant parfaitement comment notre produit y sera reçu. Nous envisageons une expansion là-bas, mais le moment n’est pas encore venu. »
Silverfin ne se limite pas à son île belge
Est-ce un désavantage pour un acteur d’un petit pays comme la Belgique de frapper à des portes dans le monde entier ?
« Cela dépend d’un marché à l’autre », indique Lisa. « Certains veulent reproduire la réussite belge. D’autres disent : il faut arrêter de parler des autres pays, les choses sont différentes chez nous. Nous croyons en une relation symbiotique : notre produit en Belgique s’enrichit grâce à notre exposition à des influences mondiales. En Belgique, nous ne nous isolons pas. Et croyez-moi, certaines pratiques belges sont uniques au monde. » (rires)
Un exemple, Lisa ? « Prenez le système d’imposition du travail. J’ai une expérience internationale et nulle part ailleurs, c’est aussi complexe. Un peu plus de simplicité serait bienvenu, et c’est mon avis personnel, pas une position politique. »
« La Belgique, bien que petit marché, est dynamique et progressiste, à l’image de la Nouvelle-Zélande. Les petits acteurs doivent être agiles, pragmatiques, capables de résoudre des problèmes. La paresse n’est pas une option. Grâce à notre travail en Belgique — comme l’intégration de l’IA dans l’assistant Silverfin — nous démontrons à d’autres marchés nos méthodes. C’est bénéfique pour tous, et nos clients belges sont les premiers à profiter des dernières innovations. »
L’impôt sur le revenu des personnes physiques inclus dans Silverfin
Et quelles sont les évolutions auxquelles les clients belges de Silverfin peuvent s’attendre prochainement, Lisa ? « L’impôt sur le revenu des personnes physiques sera le grand sujet. Aussi appelé « IPP » (impôt sur le revenu des personnes physiques). Il sera possible de déclarer les impôts personnels des clients par l’intermédiaire de Silverfin, comme c’est déjà le cas pour l’impôt sur les sociétés. C’est essentiel pour Silverfin de gérer efficacement cette partie, ajoutant ainsi immédiatement de la valeur. »
« Silverfin ne sera jamais une solution ‘tout-en-un’. Ce que nous proposons sera cependant toujours connecté, pour permettre de réunir toutes les données en un seul endroit. Nous restons une plateforme ouverte et flexible. Nous pensons que les écosystèmes transcendent les outils. Et Silverfin souhaite être une pièce maîtresse dans l’écosystème comptable. »
L’assistant Silverfin évolue également, intégrant plus d’IA
« Outre le module de fiscalité personnelle, l’assistant Silverfin est également en cours de développement, avec davantage d’IA. Nous travaillons sur de nouvelles fonctionnalités prévues pour 2025. Cette année, plusieurs nouveaux produits mettront en avant la puissance de l’IA sur notre plateforme. Dans ce monde technologique en rapide évolution, nous devons oser innover rapidement, traduisant les opportunités technologiques en outils pratiques disponibles pour nos clients sans délai. »
« L’acquisition par Visma a apporté une stabilité. Ceux qui s’inquiétaient de l’avenir de Silverfin en raison de sa propriété privée ont été rassurés. Visma acquiert des entreprises robustes et les gère en tant que telles. Notre expérience récente confirme cette approche. J’ai peu de tolérance pour les incohérences : si quelqu’un dit une chose et en fait une autre, je le perçois rapidement. Ce n’est pas le cas ici. Visma croit en notre potentiel de devenir un leader mondial. »
Le succès ne dépend pas d’une seule personne
« J’attends 2024 avec impatience, une année cruciale post-acquisition. Nous maintenons notre attachement à nos racines belges, tout en poursuivant des ambitions internationales. Notre objectif ne se limite sûrement pas à être l’outil post-comptable numéro un en Belgique. »
« Ma mission principale est de me focaliser sur l’atteinte des résultats tout en veillant à ce que l’équipe apprécie chaque étape de ce parcours. C’est cette dynamique qui me motive à me lever avec enthousiasme chaque matin. Je suis aussi chanceuse d’être entourée d’une équipe formidable. L’équipe de direction de Silverfin est sans aucun doute la meilleure avec laquelle j’ai eu le plaisir de collaborer. Même dans l’hypothèse où un imprévu, disons un raz-de-marée pendant mes vacances en Nouvelle-Zélande, m’empêcherait de revenir, je sais que l’entreprise continuerait son chemin. Cela peut sonner un peu sévère, mais c’est une vérité cruciale : le succès d’une entreprise ne repose pas sur une seule personne. »